L’ombre et la forme
« Au-delà des jardins commençait l’oliveraie : un nuage gris argent qui floconnait jusqu’à mi-côte »
Italo Calvino Le Baron perché 1
L’aspect d’un olivier le matin dans la lumière en contre-jour est très différent de celui de l’après midi ou au couché du soleil, il offre à chaque fois des visions renouvelées comme autant de nouvelles propositions photographiques.
Depuis longtemps, je m’intéresse à l’olivier. Mais ce n’est que lors d’un séjour en Espagne que je les ai véritablement découverts. L’idée m’est alors venue de les étudier à travers un projet photographique qui m’a emmené tout au tour de la Méditerranée : de l’Alentejo au Portugal à la vallée du Pleistos à Delphes, en passant par la Kabylie, la Tunisie, jusqu’au Moyen-Orient en Israël et en Cisjordanie. D’un bout à l’autre de la Méditerranée, ces espaces façonnés par l’homme proposent des visions différentes ; avec le bruit strident des cigales et le chant des oiseaux ; avec les parfums des plantes odorantes qu’accompagne le bruissement des feuilles argentées agitées par la brise. J’aime me promener dans ces lieux intemporels et désertés, entourés de symboles de sagesse et de paix.
Dans mon travail photographique, j’ai choisi le noir et blanc pour me distancer de la botanique et me rapprocher de la sculpture, le choix du contre-jour me permettant d’isoler l’arbre choisi de l’ensemble de l’oliveraie.
Je débute ma recherche en automne 2006 par une ancienne oliveraie espagnole sur la route de Morella dans la région de Castellòn. Il fait encore chaud, tout a été préparé pour la récolte. Le sol caillouteux, parfaitement roulé, blanchi par le soleil, met en valeur le tronc noir des arbres, plantés depuis plusieurs centaines d’années, peut-être mille pour certains d’entre eux. Ils me font penser à des sculptures.
Dans le viseur carré de mon appareil, je vois des torses, des colosses, des géants, je pense aux esclaves de Michel-Ange ; la lumière en contre-jour dessine une galerie de portraits qui me rappelle la description qu’en fait Jacques Lacarrière dans L’été grec. 2
« Ces oliviers massifs, énormes, ventrus ou creusés de fissures profondes, bosselés, tordus, éventrés, évoquent de manière saisissante des gnomes monstrueux, la face ricanante et figée d’esprits des bois englués en ces arbres comme des héros transformés en plantes et immobilisés à mi-chemin de leur métamorphose ».
L’oliveraie s’anime, s’incarne, devient vivante. Devant chaque arbre, je recherche la communication avec ces vénérables généreux, plantés depuis longtemps, déformés par les tailles et ayant connu parfois plus de vingt propriétaires. Je comprends mieux maintenant la fascination de l’homme pour cet arbre qui incarne l’histoire de la Méditerranée, où, d’une rive à l’autre, on le retrouve comme emblème végétal. L’olivier influence de manière très importante le quotidien des cultures du pourtour méditerranéen. Dans la poésie et les textes antiques, il est l’arbre le plus salué. Les Grecs en firent un arbre sacré (grâce notamment à l’huile d’olive utilisée pour l’éclairage) comme encore le cas de nos jours en Tunisie et en Algérie. Dans l’Islam, il est l’arbre cosmique, centre et pilier du monde, il symbolise l’homme universel.
La particularité de l’olivier contrairement à beaucoup d’autres essences est qu’aucun arbre ne ressemble à un autre et que son destin est étroitement lié à l’homme. Sans entretien, un olivier voit sa récolte s’appauvrir, une taille annuelle ou bi- annuelle est indispensable, elle détermine sa forme et indique son origine géographique. Ainsi, celle de l’algérien est en gobelet, le portugais a deux branches, de même que l’espagnol de la région de Castellòn, le sicilien est polyconique, le tunisien de Djerba en candélabre, le provençal bifurqué 3.… Il existe aussi l’olivier sauvage appelé oléastre, d’aspect plus dense que l’on trouve en Afrique du Nord. Pour les arbres multicentenaires la taille la plus répandue autour de la Méditerranée est la portugaise à deux branches. En Andalousie, la particularité est de planter les oliviers par trois ou par quatre (plantation en garrote) sur une petite butte. En poussant ces oliviers ont tendance à s’écarter, ce qui donne lieu à une multitude de petites chorégraphie exprimant tantôt l’aversion, tantôt la joie. Étonnement on retrouve cette influence en Turquie ainsi que dans certaines régions de Tunisie. Dans les petites olivettes du sud de la France entre Maussane-les-Alpilles et Eygalière, les oliviers ressemblent à des arbres plantés en garrote comme en Andalousie, mais ce sont les jeunes pousses issue des grands arbres détruits lors du gel de 1956 qui décima une grande partie des oliviers de Provence.
« Juste à mi-chemin entre les deux bourgs, serpentait un chemin de campagne, caché derrière un panneau publicitaire, qui menait à une baraque rustique en ruine, à côté, il y avait un énorme olivier sarrasin qui avait sûrement sa bonne paire de siècles. On aurait dit un faux arbre de théâtre, né de l’imagination de Gustave Doré, une illustration possible de l’Enfer de Dante. » Andrea Camillieri dans L’Excursion à Tindari, 4
Souvent je me suis retrouvé face à un très vieil olivier sans pouvoir lui donner un âge. La datation scientifique ne marche pas, car les très vieux arbres sont creux, en Turquie, en Tunisie ou en Israël les gens que je questionnais, au village ou sur les chemins, on toujours la même réponse : « Oh cet arbre, il date des romains ! » Malgré cette remarque, certains, comme un agriculteur que je croisais en Espagne, estiment que pour mesurer l’âge d’un arbre il faut compter quarante centimètres de diamètre par siècle environ, ou alors rechercher dans les archives ou autres documents historiques comme cet étonnant texte de Chateaubriand citant aux sujet des oliviers du jardin Gethsemani dans :
L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (13 juillet 1806- 5 mai 1807)
« Les oliviers du jardin de ce nom à Jérusalem sont au moins du temps du Bas-Empire ; en voici la preuve : en Turquie, tout olivier trouvé debout par les musulmans, lorsqu’ils envahirent l’Asie, ne paye qu’un médin au fisc, tandis que l’olivier planté depuis la conquête doit au grand seigneur la moitié de ses fruits or les huit oliviers dont nous parlons ne sont taxés qu’à huit médins. »
Sachant que la période du Bas-Empire pris fin aux alentour de 470 ap. J.C. environ, cela estimerait l’âge des oliviers de Gethsemani entre 1530 et 1600 ans
En Tunisie, un olivier transmis dans la même famille est un arbre « d’une seule main »
Lors de mon séjour dans le Sahel j’ai rencontré un vieil homme fatigué qui demanda à la police de l’obliger à tailler ses arbres. Cela me rappela le proverbe latin cité par Columelle 5 :
« Qui laboure ses oliviers, les prie de donner du fruit ; qui les fume, le demande ; qui les taille, l’exige. »
L’olivier n’aurait pas pu nous parvenir sans l’étroite collaboration que l’homme entretient avec lui. Héritage des civilisations passées, des lois et des manières de faire sont encore en vigueur pour le protéger. Des règles préservent l’arbre lors de la récolte en Algérie, un arrachage sauvage est passible de la prison en Tunisie,
J’ai photographié un vieil oléastre dans un cimetière Kabyle, qui avait été planté il y a 500 ans sur la tombe de l’un des derniers roi de Koukou ; les habitants suspendent encore aujourd’hui à ces branches des vœux lors de cérémonies païennes. De nombreux arbres, surtout des oliviers et des oléastres plantés aux abords des cimetières ou même sur les tombes, sont aux centres de rituels encore très présents dans la société Kabyle.
Je me suis la plupart du temps retrouvé seul dans les oliveraies. En règle générale, on n’y rencontre pas grand monde en dehors des périodes de travail : taille, récolte, entretien… Les rencontres se font au village, au café ou dans les maisons autour d’un mezzé ou d’un couscous, et là on parle de la taille… ou de l’absence de taille.
En Kabylie, lors de la fête de l’Aïd, j’ai conversé longuement avec les villageois, la majorité des familles ont un ou plusieurs oliviers , les hommes travaillant en ville, prennent leurs vacances et reviennent au village pour la récolte, et pour tailler. Les techniques de taille sont très personnelles : pour certains, il faut qu’un oiseau ait la possibilité d’allé partout dans l’arbre, pour d’autre le poids de la neige en hiver fera office de taille sur les branches les plus fragile, pour d’autre encore, le passage d’une chèvre sous l’arbre sera la règle.
Le temps de la récolte en Kabylie est un temps de fêtes et de joie ; toute la communauté participe, des chants d’hommes et de femmes montent de l’oliveraie et les participants se font concurrence en riant pour remplir le plus rapidement son seau. La technique de récolte pratiquée est très respectueuse de l’arbre, on ne gaule pas, on peigne les branches avec la main, et pour les olives en haut de l’arbre, les cueilleurs les plus agiles se laissent glisser le long de la branche pour atteindre les fruits les plus éloignés. Cela ne se fait pas sans risques, les chutes sont fréquentes.
« On ramasse les olives avec le bout des doigts chez Slimane Aït Mensur
ça a le goût de date sucrée » Remdan Aït Mensur 6
Pour fêter les « portes de l’année » cérémonies célébrant les semences prochaines au début de l’automne, les Kabyles sacrifient des bœufs pour avoir de belles récoltes l’année suivante.
Posséder des oliviers est un signe de richesse en Kabylie. Pour aider un homme à mourir sa famille donne un olivier au village, le village riche souvent de dizaine d’arbres donne la récolte aux habitants pauvres. La toute première huile issue du pressage est utilisée comme médicament, toutes ses pratiques toujours très active aujourd’hui me font penser aux traditions grecques de l’Antiquité.
L’olivier est aussi un enjeu politique. Fréquemment arraché, détruit ou volé par les belligérants. Dans la guerre turco- grec au début du XXe siècle ou que ce soit plus récemment dans le conflit israélo-palestinien ainsi que dans la lutte antiguérilla en Algérie, et pourtant comme l’écrit Plutarque 7
« Sans cesse l’olivier remplace les feuilles qui tombent par de nouvelles, il demeure, comme la cité, éternellement vivant »
Comment expliquer cette empathie du public pour l’olivier ? Peut-être au fait que cet arbre non seulement nous nourrit et nous soigne, mais aussi que sa vision nous apaise. En traversant ces paysages d’arbres déformés par les tailles et les forces telluriques, qui prennent l’aspect de personnages, les émotions sont fortes et l’illusion me vient que tout cela a été créé par les Dieux. Images familières, allégorie du temps qui passe, reflets de l’âme, les textes, de l’Antiquité à nos jours, ont raconté l’histoire de cet arbre magnifique, immortel : « L’olivier s’éternise, pour ainsi dire » écrit Pline l’Ancien 8 en faisant allusion au processus de régénération de l’arbre.
L’olivier est bien un héritage des civilisations passées, la mémoire d’une collectivité. Il fait partie du patrimoine culturel d’une famille, d’une commune, d’une région. Il est le produit d’une suite de décisions prises par les agriculteurs tout au long des siècles favorisant sa productivité et déterminant sa forme. Mais de l’autre coté de la Méditerranée, certains arbres passent de la vie productive à une vie décorative. Que dire de ces pépinières qui exhibent des troncs millénaires amputés de la ramure et des racines, achetés par des propriétaires en quête de prestige pour leurs pelouses ?…….
Jacques Berthet février 2010
1 Italo Calvino . le Baron perché, Paris, Editions du Seuil 2001 p 176
2 Jacques Lacarrière .l’Eté grec. Paris, Edition Plon (terre humaine), 1976, p.266
3 R Loussert et G Brousse « L’olivier « Paris : Edition
Maisonneuve&larose 1978 p 263
4 Camillieri. A. l’Excursion à Tindari traduit de l’italien (sicilien) par
Serge Quadruppani et Maruzza Loria, Editions Fleuve noir 2002 p 75
5 Columelle, De l’agriculture L’économie rurale livreV trad Louis Du
Bois, C.L.F. Panckoucke 1844 Bibliothèque latine-française. Seconde série
6 Poèmes Kabyles anciens (édition algérienne anonyme)
7 Plutarque, L’olivier : un mythe politco – religieux M Detienne,
Revue de l’histoire des religions, vol 178, 1970, p 7
8 Pline L’Ancien, L’Histoire naturelle, livre XVII Jacques André (trad),
Collection des universités de France, 1958 p 129